« Il la parlait avant de l’écrire.» L’œuvre d’Albert Sorel, comme celle d’ailleurs d’Elie Halévy, est fille de l’enseignement délivré à l’École libre : « Ses leçons et son livre sortent de la même conception, marchent du même pas et sont tellement confondus, en quelque sorte indivisibles, qu’on ne peut les séparer [1]. »Cette œuvre monumentale (huit volumes) est le travail d’une vie étalé sur 32 ans, de 1885 à 1904.
« De ce point de vue, où nul ne s’était placé avant lui, sortait naturellement et sans effort, une histoire très originale[2]. » Avec l’histoire du temps présent et l’histoire transnationale, Sorel propose deux révolutions à l’historiographie française dès... 1880 ! Histoire du vif, histoire immédiate, histoire à chaud : Sorel est un témoin qui fait l’histoire avant de devenir son historiographe. Conscient des limites d’une « entreprise aussi hardie que décevante », il entreprend, moins de trois ans après l’événement, d’écrire l’histoire diplomatique de la guerre franco-allemande (1875). Sa Révolution française commence bien avant 1789 et finit bien après 1815. « Décidé à suivre une méthode toute nouvelle [...] il ne voulait pas se contenter de suivre les événements de France [...] il entendait pénétrer plus loin [...] voir sous leurs deux faces les relations diplomatiques [...] Au lieu de tout voir de Paris, il allait se déplacer sans cesse, pour mieux observer [3]. » Inaugurant une tradition historiographique appelée à la postérité, Sorel inverse la focale d’analyse de la Révolution, croisant systématiquement les archives anglaises, prussiennes, russes, également polonaises et orientales.
Albert Sorel est surtout le père fondateur de l’histoire diplomatique, illustrée plus tard par deux universitaires fidèles de Sciences Po, Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle. Sorel partage avec l’école méthodique et positiviste « cette émotion du manuscrit » et passe des heures dans les dépôts des Affaires étrangères à dépouiller correspondances et feuillets inédits. Son histoire diplomatique n’est pas seulement factuelle ; elle est également biographique, voire psychologique : « Les dates et les faits, c’est le squelette qu’il faut couvrir de chair, auquel il faut rendrela lumière des yeux et la vibration de la parole... c’est donc
[4]. » l’homme qu’il faut rechercher, retrouver et ressusciter dans l’histoire
Les grands hommes certes, mais pas seulement ! « Au dessous des champions, derrière les armées et les ministres, il met la main sur le cœur des peuples et compte leurs battements », car «la foule mène les événements, comme dans les espaces, les masses meuvent les mondes [5]. » A l’heure où l’on théorise la psychologie des peuples et des foules, Sorel est sensible aux mouvements de ce que l’on ne nomme pas encore « l’opinion publique ».
« Ce dernier volume de M. Sorel a donc la même valeur littéraire que les précédents ; comme les trois précédents, il a moins de valeur scientifique[6]. » Boudée par les historiens de la Sorbonne et de la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, l’œuvre d’Albert Sorel est critiquée. Une thèse aurait « comme hypnotisé l’historien » : celle d’un continuumhistorique englo